La tradition orale que l’on connaît chez les Celtes de l’antiquité n’aura laissé de traces historiques que dans les témoignages de leurs contemporains ou tardivement chez les Irlandais christianisés. Les bribes de textes dont on dispose apparaissent tellement hétérogènes, par la diversité de leurs contenus, que plusieurs chercheurs ont émis l’hypothèse qu’ils représentaient des canevas sur lesquels les bardes brodaient à l’envi.
Christian-J. Guyonvarc’h, professeur de celtique à l’université de Rennes, explique à ce sujet :
» Les phrases sont simples, généralement courtes ; les liaisons sont fréquentes, mais sans variété, avec une grande quantité de pléonasmes et de redondances, de répétitions et d’ellipses, de sous-entendus. La base de l’expression est la métaphore ou, parfois la figure étymologique, très vieux procédés indo-européens. Le style courant accumule les épithètes et les qualificatifs sans liaison verbale, les formules triples, les synonymies, ce qui est à la fois pittoresque, brutal et puéril. Tout cela convient très bien à la phrase celtique, au rythme rapide mais au souffle court : la multiplicité et la souplesse des formes verbales autorisent une extraordinaire richesse d’expression dans la proposition principale. »
Ainsi, on peut se faire une idée de l’expression celtique dans l’époque pré-chrétienne. Il est intéressant de faire le parallèle avec la formulation des scaldes (poètes vikings) nordiques. Leur locution qui a été transmise par Snorri Sturlusson, dans les Sagas islandaises, procède des mêmes outils et d’une semblable formulation.
» La sterne de la bataille « est un kenning pour représenter le corbeau, souvent présent sur les champs de bataille.
» Le cygne de la sueur de l’épine des blessures « pourrait aussi se dire » le cygne du sang « , une autre figure du corbeau. On aura identifié le sang avec le terme » sueur « , l’épée avec » l’épine des blessures « .
Dans le Havamal, le dieu Odin énumère toutes sortes de charmes. Il se vante (entre autres) de conquérir toutes les femmes qu’il convoite. On connaît déjà l’attachement des peuples païens d’Europe à des valeurs comme la virilité. D’un point de vue de l’image même de la virilité, elle est souvent associée à la fertilité, donc plutôt à la troisième fonction dumézilienne.
On connaît les rites dits « phalliques » en Scandinavie depuis l’âge du bronze jusqu’à la fin du moyen-âge. Des représentations de gravures rupestres montrent des personnages au sexe énorme, associés à des représentations de dieu au maillet (Thor ?). Le dieu Freyr, représentant de la fécondité et de la prospérité du monde agricole, est toujours représenté en pleine érection. L’énorme phallus érigé au milieu d’un champ à Rödsten, en Suède, depuis le VIème siècle, en est une autre illustration. Les Sagas islandaises font aussi état d’un culte pour un pénis de cheval, conservé dans des feuilles de poireaux…
Nous avons déjà vu l’interconnexion des deux fonctions définies par Georges Dumézil : la fonction agraire et la fonction guerrière, notamment à travers l’article Thor, le dieu des fermiers ?
En relisant les strophes 161 et 162 du Havamal, il est possible de considérer ces paroles complémentaires à nos investigations :
« Si de la femme sage
Je veux obtenir amour et liesse,
Je tourne la tête
De la femme aux bras blancs
Et bouleverse tout son cœur. »
et de poursuivre :
« J’en sais un dix-septième (charme) :
…
Qu’elle aura peine à m’éviter
La juvénile vierge. »
« La femme sage », « la femme aux bras blancs », « la juvénile vierge » sont autant d’images de pureté et de virginité. Le dieu suprême du panthéon germano-scandinave aurait la faculté de faire succomber toutes les femmes vierges. Pourquoi particulièrement « vierges » et pas des femmes sans ce qualificatif ? La précision revêt son importance. Cette notion de blancheur pourrait être associée à la Terre Mère, la terre nourricière avant d’être ensemencée. Ainsi, le dieu souverain déclame des charmes pour permettre au terreau fertile de devenir fécond (« amour et liesse », »bouleverse tout son coeur »). Souvenons-nous de la rune Jeran qui représente la récolte et l’abondance ; les textes anciens (chants) qui lui sont associés nous disent :
« Jeran est une bénédiction pour les hommes
Je reconnais que Freyr fut généreux. »
ou encore
« Jeran est profit pour les hommes,
Et un bon été
Et florissante récolte. »
Dans cette interprétation, les charmes d’Odin prennent tout leur sens. On peut imaginer que le culte agraire ait été en toutes circonstances celui de Freyr ; pour autant, le dieu suprême et inventeur des runes, Odin, semble avoir été l’origine des liens entre les hommes et les dieux à travers des incantations. Ici le culte de la fécondité/virilité semble assumé par Odin depuis l’origine. Au cours des époques, il a sans doute existé un glissement sémantique de la première à la troisième fonction dumézilienne. Les chants du Havamal, referment tant de richesse et de poésie à travers ses images que l’on peut se perdre dans moultes conjectures.
La notion spatiale de centre est attestée chez les peuples celtes dans la mythologie et grâce à l’archéologie. Elle représente dans la spiritualité païenne la concentration de l’essence sacrée. De ce lieu, plus symbolique que réellement géographique, doit sortir l’axe du monde tant vénéré par les sociétés pré-chrétiennes.
La mythologie irlandaise relate un rite archaïque lors de la quatrième invasion de l’île :
« Trouvant le pays inhabité, ils [les fils de Déla] se le partagèrent en cinq parts égales, dont les bords se rencontrent à une certaine pierre dans le Meath […]. Cette pierre est appelée l’ombilic de l’Irlande, comme si elle était placée juste au centre du pays. Et c’est pourquoi cette région d’Irlande s’appelle Meath-Media, parce qu’elle est située au milieu de l’île. Les cinq frères […] partagèrent donc l’île en cinq parts, de telle sorte que chacune d’entre elles possède une petite portion du Meath, touchant la pierre dont j’ai parlé. »
Ainsi l’ombilic exprime bien le nombril du pays, c’est à dire son centre. La pierre dont il est question est sans doute érigée en un lieu propice aux réunions sacrées et ne représente pas le centre géographique du territoire ( « comme si elle était placée juste au centre du pays ») à proprement parler. Nous sommes donc face à un marqueur symbolique, gage d’harmonie et d’équilibre entre les clans.
Il est à noter que la pierre peut prendre la forme d’un arbre en tant que pilier cosmique du monde. On connaît d’ailleurs dans les traditions germaniques l’importance du frêne sacré. Les Celtes ont désignés leurs espaces sacrés (« nemetons ») dans des bosquets ou forêts primaires.
César , dans la Guerre des Gaules, indique aussi un centre, « consacré, au pays des Carnutes , et arbitrent les différends entre particuliers ou entre la soixantaine de peuples qui forment cette mosaïque bigarrée qu’est alors la Gaule ». Ce lieu décrit sans doute un des pôles sacrés des Gaulois dans la mesure où il en existait sans doute d’autres, mobiles et connectés les uns aux autres en fonction des territoires conquis par les Romains.
Le centre du (ou des) monde(s) fonctionnait symboliquement dans les sociétés païennes européennes. Son marqueur, l’arbre ou la pierre dressée, concentrait le Sacré des peuples. Charles Drekmeier insiste sur la notion religieuse commune aux Celtes :
« Ce qui fit l’unité des mondes celtiques fut plus certainement la religion qu’une forme de régulation politique, à l’instar de l’Inde ancienne.»
Le nombril du monde est donc la représentation allégorique d’un espace central et commun à toutes les communautés ethniques du territoire partagé, qui semble relier les peuples à leurs mythes fondateurs et à leurs ancêtres, comme l’ombilic relie la mère à l’enfant.
Entre toutes les formes cultuelles que prend la figure de Dionysos, le masque est particulièrement remarquable. Il apparaît sur certains vases dans la région de l’Attique en Grèce. Suspendu par un mât ou par une colonne, il est souvent accompagné d’un drapé. Cette scène laisse penser que le dieu est à la fois absent et présent à travers le vêtement vide. Ainsi par extension, on peut supposer que Dionysos offre à ceux qui le reconnaissent une image de l’Autre et de celui qui rend autre…
On le sait, Dionysos incarne la folie ; mais dans une certaine mesure uniquement. Tel Apollon qui peut à la fois envoyer le mal et le guérir, Dionysos est celui qui rend fou et qui sait guérir de la folie. Il est l’antagoniste d’Apollon. Souvent lié à cette divinité, on peut imaginer que le culte rendu consistait en un véritable parcours initiatique des ténèbres (Dionysos est une entité chtonienne) vers la lumière (le rayonnant Apollon).
Dans le contexte archéologique et historique, on sait que les phénomènes de transe du culte dionysiaque rentraient dans les comportements sociaux ritualisés, notamment en groupes. Les parades et déambulations masquées en sont les caractéristiques les plus profanes.
Il est troublant de constater les liens avec le dieu au masque du panthéon germanique Wodan (Odin chez les Scandinaves). Dieu du changement d’état par excellence, Wodan incarne la transe chamanique et les extases qui en découlent. Représenté masqué sur de nombreuses pierres commémoratives, la mythologie germano-scandinave le surnomme Grimr, contraction de « grimnir », qui signifie précisément le Masqué. L’un de ses supports aux voyages chamaniques est son cheval à huit pattes Sleipnir. Or, il est curieux d’observer les représentations de Dionysos chevauchant un félin, évoquant ainsi la même allégorie du voyage astral.
Ainsi, à l’échelle continentale et à des époques éloignées les unes des autres de plusieurs siècles, on peut appréhender une forme archétypale de divinité de la transe à travers des symboles et des métaphores liées à la pratique du chamanisme. Le masque en est la figure la plus emblématique.
Dans la démarche qui est la nôtre dans ce blog (faire connaître des traditions européennes et une forme de culture pré-chrétienne), il est toujours pertinent de mettre en perspective des éléments de mythologie séparés géographiquement de plusieurs milliers de kilomètres, comme séparés de plusieurs siècles.
Cet exercice non académique mais qui reprend l’esprit de la mythologie comparative de Dumézil, fournit des « éléments d’enquête » pertinents pour les modernes que nous sommes afin de nous représenter une forme de pensée que possédaient nos ancêtres.
À ce titre, l’orphisme et l’odinisme représentent deux mouvements religieux (pas au sens moderne du terme) dont on peut facilement tirer des parallèles tant les points communs sont nombreux et corroborent l’idée d’une Tradition archaïque primordiale commune qui aurait essaimé en Europe.
L’orphisme est un mouvement philosophico-religieux apparu en Grèce à partir du sixième siècle avant JC. Il tient son nom du demi-dieu Orphée, fils de la Muse Calliope et du dieu de la beauté et des arts Apollon. La mythologie grecque nous apprend qu’il avait le pouvoir de charmer les animaux sauvages. Il est souvent décrit comme un maître des incantations ou un enchanteur. Les adeptes de l’orphisme (les Orphéotélestes) représentent en quelque sorte une société élitiste, vivant éloignée des cités. Ils étaient considérés comme des purificateurs, des initiés. Orphée est parfois comparé aux chamanes et l’orphisme représente une résurgence de la mystique qui précéda la religion grecque. Une sorte de réaction contre le système théologico-politique de l’époque. Le mouvement qui en suivit influença de nombreux domaines tels la sculpture, la peinture, la musique, le chant, la poésie…
Les initiations orphiques (dédiées au dieu Dionysos) se basaient sur une ascèse très rude, des jeûnes et de la musique. Comme la pratique chamanique, l’exercice de privation et de douleur est associé à l’initiation. Le pratiquant rentre ainsi en état de transe et peut accéder à l’extase mystique. Cette pratique rituelle lui permettait de revenir avec des connaissances et avancement spirituel plus subtils.
L’odinisme est la religion des anciens Germains et Scandinaves avant le christianisme. Il nous apprend exactement la même chose dans la pratique rituelle grâce au texte du Havamal qui retranscrit l’exercice sacrificiel du dieu Odin lui-même.
« Je sais que je pendis
A l’arbre battu des vents
Neuf nuits pleines,
Navré d’une lance
Et donné à Odin
Moi-même à moi-même donné,
A cet arbre
Dont nul ne sait
D’où proviennent les racines.
Pont de pain ne me remirent
Ni de coupes;
Je scrutai en dessous,
Je ramassai les runes,
Hurlant, les ramassai,
De là, retombai.
Neuf chants suprêmes
J’appris du fils renommé
De Bölthorn, père de Bestla,
Et je pus boire
Du précieux hydromel
Puisé dans Odredir.
Alors je me mis à germer
Et à savoir,
A croître et à prospérer,
De parole à parole
La parole me menait,
D’acte en acte
L’acte me menait
Tu découvriras les runes
Et les tables interprétées,
Très importantes tables,
Très puissantes tables
Que colora le sage suprême
Et que firent les puissances
Et que grava le Crieur des Dieux. »
Il saute aux yeux l’analogie du rituel, en tous cas dans sa méthode et son but, avec l’orphisme.
Ajoutons à cela que les aptitudes, que va acquérir le dieu Odin grâce à son auto-sacrifice, rejoignent les qualités attribuées aux Orphéotélestes : pouvoir d’incantations, de lancer des charmes, la pratique de la magie, la communication avec les animaux, le pouvoir de s’approprier leurs caractéristiques, …
Le lien avec le chamanisme est évident et on prend conscience à travers ses pratiques très anciennes d’un fond encore plus ancien, dont l’origine se trouve peut-être au paléolithique.
Suite à la période des grandes invasions, deux peuples germaniques vont s’affronter en Ligurie, dans l’ancienne région d’Italie : les Winniles et les Vandales. Un mythe rapporté par l’historien du VIIIème siècle Paul Diacre fait état de l’affrontement et de sa dimension mystique. Comme tout bon mythe fondateur européen, la genèse est un combat sans merci.
Les Vandales prétendent obliger les Winniles à leur payer un tribut, donc de se reconnaître leurs vassaux ou se préparer à la guerre. Après avoir consulté leur mère Gambara, les chefs des Winniles nommés Ibor et Aio déclarent la guerre aux Vandales au nom de leur liberté.
Les Vandales s’adressent alors au dieu de la guerre et de la victoire Odin (ou Wodan sur le continent européen contre Odin en Scandinavie) pour obtenir satisfaction. Le dieu leur répond qu’il accordera la victoire à ceux qu’il apercevra les premiers à l’aube le jour du combat.
Gambara s’adresse plus astucieusement à l’épouse d’Odin, Freya, connaissant l’influence de la déesse sur son mari. Freya conseille aux femmes Winniles de défaire leurs cheveux afin de les nouer autour de leur visage à la manière d’une barbe et de s’installer en face de la fenêtre du ciel où Odin a l’habitude de regarder vers l’Orient. Au lever du soleil le jour du combat, Odin s’exclame : « Qui sont ces longues barbes ? ». Et Freya répond « De même que tu leur as donné un nom, donne leur la victoire ! ». Le combat tourne à l’avantage des Winniles. Ils changent de nom en souvenir de cet événement pour se proclamer les Longues Barbes, autrement dit les Lombards.
Ce mythe fondateur nous apporte quelques éclairages sur la cérémonie du nom. Le don de la victoire par le dieu appelle un baptême pour remercier et lui rendre grâce. Il s’agit d’un acte qualifiant où la magie du nom fédère un peuple. Odin, dieu du verbe et de la magie, donne naissance à un clan. Il est honoré en retour par la célébration de la victoire et des premiers mots qu’il a utilisé pour qualifier les femmes Winniles qu’il a prises pour des guerriers. Il est à noter que la supercherie et la ruse dont fait preuve Gambara, sont des vertus propres au dieu de la victoire. Notons également le ton sentencieux qu’use Freya. Il peut s’agir d’un reliquat de formule cérémonielle.
La poésie du mythe est riche de sens et nous ramène un peu plus près de ces peuples païens de l’Europe.
Dans la légende de Finn, tirée des Mabinogion (compilation de quatre récits médiévaux gallois dont l’origine se trouve sans doute dans l’antiquité), on trouve un poème relatant les haut faits d’un héros.
Au cours d’une chasse royale, Finn et ses compagnons découvrent la tombe d’un des chefs de clan, mort au combat. Il s’agit de Failbé Findmaisech.
Finn se met à louer sa bravoure et compose un chant funèbre pour honorer sa mémoire :
« Ils trouvèrent la mort sous les défenses
Du porc féroce au large dos.
Il tua les chiens et les hommes,
Le sanglier énorme de Formael.
Il trouva le porc noir à la forme sombre
Qui vint combattre loyalement.
Il mit par terre chiens et gens,
Combat pour lequel la tombe était creusée.
Il m’était cher, Failbé le Rouge,
Le jour où il fit un carnage des étrangers.
Il répondait à l’affliction et à la bataille,
Celui qui est dans la tombe. »
Nous sommes habitués à ce genre de composition chez les Germains et les Scandinaves. Elle se trouve moins fréquente chez les Celtes mais cela ne laisse pas présager qu’elle n’ait pas ou peu existé dans l’antiquité celtique. Nous savons que le nord de l’Europe a préservé plus longtemps les témoignages du paganisme et ses mœurs pré-chrétiennes. Il est frappant de voir les similitudes dans le style et l’emphase avec ce que l’on connaît des visas des Sagas islandaises.
Revenons au texte en question : il évoque un combat à mort entre Failbé Findmaisech et un porc sauvage. Le sanglier est repris dans le bestiaire celtique, gaulois particulièrement, à la fois comme image de férocité et comme appartenance à un clan (voir à ce sujet l’article Le Chien de l’Ulster, ici)
L’évocation du combat contre le sanglier est à mettre en exergue avec le personnage principal Finn, qui se nomme également Demné, c’est à dire le cerf. Curieuse mise en scène que cette guerre entre deux animaux ! Nous sommes sans doute en présence d’un témoignage d’affrontement de clans où les emblèmes d’animaux sauvages ne sont que les expressions d’un totémisme propre à chaque tribu. D’ailleurs dans la légende d’Arthur, on retrouve plusieurs allusions semblables. Son propre nom évoque, par sa racine celtique artos, l’ours.
Que de métaphores pour comprendre en profondeur ces témoignages magnifiques de ce que fut la société pré-chrétienne européenne !
En étudiant la mythologie des dieux indo-européens, on se rend compte des attributs communs et des fonctions similaires, comme l’a démontré remarquablement Georges Dumézil.
Par exemple, il ressort que les dieux celtes et germains (pour mieux dire germano-scandinaves) possèdent des objets symboliques semblables. Ainsi dans la tribu irlandaise de la déesse Dana, on trouve pour le dieu Dagda un chaudron d’abondance contenant une nourriture inépuisable à l’image du dieu celte continental Sucellos. Les deux sont pourvus du maillet possédant le pouvoir de donner la vie ou la mort selon le côté où il frappe. Chez les peuples norrois c’est Thor qui est armé du marteau. Celui-ci est le symbole du tonnerre, en conséquence de la pluie et de la fertilité.
Il y a également l’arme de guerre par excellence : la lance. Celle du dieu Odin chez les scandinaves et celle de Lug chez les Celtes. Cette lance magique a le pouvoir de rendre invincible son possesseur, et permet de jeter un sort lorsqu’on la lance en préambule du combat pour s’approprier la victoire.
Chacun de ces objets est désigné par des métaphores ou dans certains cas son histoire fait écho à sa fonction. Le chaudron celte d’abondance fut apporté de Murias, une des îles au nord du monde, durant le règne du druide Semias (« subtil » en gaélique), un des quatre druides primordiaux de la tribu de Dana ; il est donc rattaché à la magie et à l’ésotérisme. On peut en déduire que son histoire est liée aux connaissances druidiques du sens de la vie.
Le symbole du marteau chez les vikings est Mjölnirr qui signifie l’éclair. Certains chercheurs l’ont traduit comme « destructeur », « arme foudroyante de couleur blanche », et « concasseur ». Pour Dagda comme pour Thor, c’est une arme destructrice. Toutefois la subtilité de la fonction de résurrection pour les Celtes est assez singulière et ramène encore à un sens perdu de la doctrine druidique.
La lance chez le dieu Norrois Odin est appelée Gungnir, c’est à dire le « chancelant » ; il faut peut-être voir dans cette image la victime saisie par la projection de l’arme. Pour le dieu irlandais Lug, la lance se nomme Gea Assail ou Ar-éadbair en gaélique ; ces deux expressions sont inexpliquées ; sans doute s’agit-il d’expressions relatives à l’image de sa fonction.
En élargissant la recherche à l’histoire, on se rend compte que les grands guerriers, ceux qui ont marqué l’histoire par leurs hauts faits, nommaient leurs armes par des désignations imagées. Ainsi dans les sagas islandaises, on voit le héros Egill Skallagrimsson appeler une de ses deux épées « Nadr », ce qui signifie « vipère », celle qui mord ses victimes. On trouve aussi une expression très explicite pour une autre épée : « Dure-entaille » ; c’est une des épées magique de la mythologie celtique qui deviendra Excalibur dans la légende arthurienne. Sans doute s’agit-il de la version postérieure à l’antiquité archaïque du dieu Nodons (Nuada en irlandais) dont l’attribut principal est son épée qui a le pouvoir de trancher le fer et l’acier ; elle luisait en permanence d’une lueur blanche, ce qui lui valut le nom de « Claíomh Solais », c’est à dire « épée de lumière » en gaélique.
Les images qui nous sont parvenues sont riches et narratives. Elles s’inscrivent dans le récit de l’épopée et démontrent encore toute la richesse et la culture des hommes d’armes depuis l’antiquité jusqu’au moyen-âge païen.
La parole publique chez les peuples païens européens est nécessaire pour conserver la mémoire collective. On le sait la louange ou la satire est omniprésente dans les sociétés pré-chrétiennes. Rappelons que les sociétés celtiques de l’antiquitéconnaissaient les mêmes codes sociaux et les mêmes craintes (cf à ce sujet les articles précédents : La Satire dans l’antiquité, De l’éloquence, Le lien historique entre poète et guerrier ) que les sociétés vikings. Les membres du clan se répétaient par les chants les haut-faits d’un guerrier, d’un chef de clan, ou au contraire condamnaient sa couardise. De leurs vivants les hommes qui étaient loués ou au contraire susceptibles d’être moqués publiquement attachaient énormément d’importance à l’image qu’ils véhiculaient et veillaient coûte que coûte à s’assurer une renommée digne. Tant la peur d’être abaissé, diminué, rongeait ces hommes, tant ils chérissaient la grandeur, présente et à venir. D’autres fois, c’est l’amour immodéré des titres et préséances, l’attention portée à la place où l’on vous faisait asseoir au banquet, à la façon dont on vous traitait. Car la seule arme vraiment mortelle que connaissait cette société, c’est la critique, la moquerie, la satire. La parole qui blesse, et qui finit par tuer socialement l’individu. Les lois elles-mêmes y veillaient avec attention.
En se penchant sur l’appareil de justice qui avait cour chez les vikings on se rend compte de son importance. Il tenait une telle place dans la vie des hommes, que tout était codifié, rien n’étant laissé au hasard : il fallait en effet contraindre l’ensemble de fortes individualités que représente une collectivité nordique à se plier à la loi, à entrer dans un consensus d’intérêts communs. Le but consistait à amener l’individu à reconnaître qu’il avait erré ou transgressé. Mais cette reconnaissance posait des problèmes. D’où, paradoxalement, le recours ultime et si fréquent à la force : on renverse un tribunal, et l’on voit, comme dans la Saga de Njall le brûlé, d’interminables et subtiles palabres se conclure par un affrontement physique !
Il faut mourir grand, la renommée dépasse toute autre valeur. Comme le dit en substance un grand bondi islandais condamné, à juste titre, par un évêque et qui refuse de plier : « c’est de moi-même que je prendrai la loi ! ».
Même la parole du dieu Odin le rappelle de manière très explicite dans le Havamal (strophes 76-77) :
« Meurent les biens, meurent les parents,
Et toi, tu mourras de même ;
Mais la réputation jamais ne meurt.
Celle que bonne l’on s’est acquise.
Meurent les biens, meurent les parents,
Et toi, tu mourras de même,
Mais je sais une chose qui jamais ne meurt :
Le jugement porté sur chaque mort »
Dans ces conditions, on comprend davantage les sociétés païennes et leur usage subtil des métaphores pour davantage magnifier les hommes et donner du sens sacré à leurs paroles.