À propos de la mémoire
Mnémosyne dans la mythologie grecque est la fille du vieux (au sens archaïque du terme et non de l’âge) couple divin Ouranos et Gaïa. Autrement dit, elle est la fille du Ciel et de la Terre. Cette déesse a donné l’étymologie des mots relatifs à la mémoire (mnémonique, mnémotechnique, mnésique, …).
En parallèle, on connaît l’importance de la mémoire chez les peuples germaniques dans leurs récits mythologiques, particulièrement avec les épisodes du dieu Wodan (ou Odin chez les Scandinaves) et ses corbeaux Hugin et Munin. Ils sont les messagers du dieu et leurs noms signifient respectivement « pensée » et « mémoire ». En parcourant les neuf mondes, ils acquièrent des connaissances qu’ils rapportent au dieu en les lui murmurant au creux de l’oreille.
Dans le poème scandinave Grimnismal, Wodan/Odin raconte une chose très curieuse à propos de ses corbeaux :
« Hugin et Munin
Volent chaque jour
Au-dessus du sol immense ;
Je m’inquiète que Hugin (la pensée)
Ne revienne pas,
Mais c’est pour Munin (la mémoire) que je m’inquiète le plus. »
Pour revenir à Mnémosyne, elle devient en neuf nuits la Mère des Muses. Ainsi, jeu et musique, danse et poésie appartiennent au sein de Mnémosyne, à la Mémoire. Il est troublant de constater à ce stade qu’il s’agit aussi des attributs du dieu Wodan/Odin !
Je me permets une digression qui éclairera, je l’espère, notre propos en passant par l’œuvre du philosophe allemand Martin Heidegger. Dans son ouvrage « Qu’appelle-t-on penser ? », il nous livre un texte riche à propos de Mnémosyne :
« Mémoire pense à ce qui a été pensé. Mais, étant le nom de la mère des Muses, « Mémoire » ne signifie pas une pensée quelconque de n’importe quel pensable. Mémoire est le rassemblement de la pensée sur ce qui partout désirerait être déjà gardé dans la pensée. Mémoire est le rassemblement de la pensée fidèle. Elle protège auprès d’elle et elle enfouit en elle ce qui se révèle à nous comme l’étant, comme étant le rassemblement de l’être. Mémoire, la Mère des Muses ! La pensée fidèle à ce qui demande à être pensé est le fond d’où sourd la poésie. La poésie, ce sont donc les eaux, qui parfois coulent à rebours vers la source, vers la pensée comme pensée fidèle. Aussi longtemps cependant que nous croirons pouvoir attendre de la logique un éclaircissement sur ce qu’est la pensée, aussi longtemps nous ne pourrons nous mettre à penser la façon dont toute poésie repose dans la pensée fidèle. Tout ce qui tombe sous la poésie jaillit du « recueillement auprès… » qui est celui de la pensée fidèle. »
Ainsi donc il devient inopportun de dissocier la mémoire de la pensée puisque l’une est l’émanation de l’autre. La prééminence de la mémoire sur la pensée pour laquelle le dieu germanique semble le plus inquiet tient au fait, comme le démontre le philosophe, qu’elle rassemble en elle la pensée dite fidèle, c’est à dire l’idée-même de penser.
On comprend mieux le lien étroit entre les attributs de la déesse grecque et ceux du dieu germanique : poésie, chant, incantation, musique, transe, …sont autant de composants de la mémoire d’un peuple ! Ils sont la matérialisation de la pensée. C’est pourquoi pour les peuples européens pré-chrétiens, les mythes mettent en valeur la mémoire comme une émanation toujours supérieure à la pensée ; mais étant le rebours de celle-ci, elles restent toutes deux indivisibles.
Nous voilà donc devant un bel exemple de mythologie comparée, avec en soulignement l’intervention philosophique moderne de la dialectique pensée-mémoire.
On peut ajouter, en parallèle de l’image des corbeaux germaniques, incarnation vivante de cette dialectique, le fait que le dieu Apollon lui-même ait recours à une corneille blanche colorée en noir qui lui révèle la liaison de Coronis avec un amant. L’oiseau représente donc un archétype européen de connaissance, de pensée et de mémoire.