L’ésotérisme des kenningar
Il est cohérent d’associer l’usage des kenningar à un savoir ésotérique. Les formules sont savantes et comme nous aimons à le rappeler, elles présument une connaissance inestimable de la mythologie des peuples locuteurs en Occident. Souvent élaborées et hermétiques elles nous échappent ou sont difficiles d’accès. Qu’ils soient utilisés pour louer un chef, commémorer un grand événement, ou exprimer un fait historique les kenningar sont fondés sur un savoir que les utilisateurs eux-seuls possédaient. Il est fort tentant d’y voir une origine sacrée. Les scaldes ou poètes islandais qui usaient des kenningar ont sans doute reçu une initiation particulière. Plusieurs auteurs dont Régis Boyer ont supposé que les scaldes constituaient une véritable caste.
Sur le principe même du kenningar, nous pouvons admettre que l’on avait affaire initialement à une pratique de tabou verbal. On le vérifie à chaque extrait qui nous est parvenu. Les choses et les êtres ne sont jamais nommés (cf article Le « heiti » ou synonyme). La métaphore est systématiquement employée comme si le fait d’appeler les choses et êtres par leurs noms pouvaient être interdit pour des raisons qui nous échappent certes, mais qui font écho à des pratiques ésotériques. On se rapproche donc du fait religieux. Ainsi on peut imaginer les scaldes rattachés à une confrérie sacrée, une caste à part entière.
De plus, le mot « Bragi » qui désigne le dieu de la poésie chez les Norrois trouve son origine étymologique dans l’indo-européen « brah » qui a donné « brahmane » en indien. Si effectivement il apparaît clairement un lien entre le savoir poétique et la classe sacerdotale, nous pouvons déduire que l’usage des kenningar était un fait religieux. Clamé, chanté ou murmuré ? improvisé ou récité ? Le kenning devait être placé sous les auspices du dieu Odin : le hurleur, le crieur des dieux, maître de l’éloquence et de l’ésotérisme.