Du mythe et de sa conservation verbale
Le mythe s’est déployé à travers les âges et s’est enrichit d’expressions savantes de ses locuteurs. Ainsi les kenningar l’ont porté au fil du temps. Les mystères liés aux formules métaphoriques nous laissent cois sur leur sens ; mais souvent en décortiquant les expressions il est possible de relier le mot au mythe. La patine du temps lui donne une couleur sacrée, comme ce fut sans doute le cas dans de nombreuses formules (cf articles sur les pratiques magiques des anciens scandinaves) ésotériques.
Une boisson archaïque rapportée par les archéologues et les mythologues consistait en un jus de baies fermenté. Pour fabriquer une telle boisson on utilisait la méthode suivante : les baies étaient mâchées en commun et crachées dans un récipient…Les Norrois la nommait « Kvasir » ; en norvégien ce mot se retrouve dans le contemporain « kvase » et le russe « kvas ». Dans la mythologie germano scandinave, Kvasir est le plus sage des hommes. Il est né des deux familles divines nordiques (Ases et Vanes) qui scellèrent la paix en crachant dans un pot, et de cette salive elles créèrent Kvasir. Cela correspond exactement à la fabrication de la boisson du même nom.
Il est troublant de faire la corrélation entre les us et coutumes d’un peuple, leur mythe et leur élocution. La profondeur du kenning est à peine sondable. Il a des redondances dans des domaines que les universitaires séparent : l’histoire, l’archéologie, la mythologie, le religieux, l’art poétique. Ainsi le kenning n’est plus une métaphore. Il s’empare du culte ancestral à travers le verbe, qui est archaïque, le souvenir des pratiques du clan, la naissance du mythe, sa prolongation dans la poésie.
Kvasir sera mis à mort par deux nains, Fjallar et Galarr, qui recueillirent son sang dans trois récipients nommés Bodn, Son, et Odroerir. Ils y mêlèrent du miel et ainsi fut obtenu l’hydromel qui transforme en poète quiconque en boit. C’est pourquoi on appelle cet hydromel le « sang de Kvasir ». Nous sommes en présence d’un autre kenning pour le don de poésie. Le mythe hindou du vol de Soma, la boisson des dieux, par le dieu Indra est tellement ressemblant au mythe de Kvasir, que l’on suppose l’existence d’un fond commun à l’époque indo-européenne primitive. L’histoire du mélange de la salive en tant qu’élément constitutif de la paix atteste l’antiquité du mythe car tant que le mélange de la salive que la jouissance communautaire de la boisson enivrante trouve une place bien définie chez de nombreux peuples lors des cérémonies destinées à conclure une alliance ou la paix. Dumézil a interprété cette cérémonie, qui reflète le mythe de Kvasir comme symbole de la fusion des représentants des trois fonctions mythologiques pour former le système social et religieux de la communauté indo-européenne.