Le Sonatorrek – chef d’oeuvre de la poésie scaldique
Le Sonatorrek est un poème attribué au viking Egill Skallagrimsson. Ce dernier fut un guerrier intrépide et un grand orateur. Ces poèmes nous sont rapportés par Snorri Sturluson et témoignent d’une maîtrise de l’emploi des kenningar. Dans ce long poème, Egill évoque ses deux fils disparus et tout le chagrin qu’il en ressent. Littéralement Sonatorrek signifie « l’irréparable perte des fils ». Voici une traduction de Régis Boyer et entre parenthèses l’explication des kenningar utilisés:
1- M’est bien pénible
De mouvoir la langue
Et de soulever
La mesure du chant (la langue) ;
N’est point prometteur
Le larcin de Vidurr (Vidurr est un nom du dieu Odin ; son butin est la poésie)
Ni facile à tirer
De la cachette de l’âme (la poitrine).
2- Ne jaillit point sans peine
Car chagrin provoque
Cette oppression
Du séjour de pensée (tête)
L’heureuse trouvaille (nectar poétique)
De l’époux de Frigg (Odin)
Autrefois emportée
De Jötunheimr (monde des géants d’où Odin a volé le savoir poétique),
3- La sans-défaut (la boisson poétique)
Qui remit en marche
Le vaisseau
De Nökkver (nom d’un nain dans la mythologie nordique).
Le sang du géant (la mer -qui a été faite du sang du géant primitif Ymir-)
Gronde
En bas des portes
Du hangar à bateau de Nainn (Nainn est aussi le nom d’un nain).
4- Car mon lignage
Au terme touche,
Foudroyé à outrance
Comme arbres en forêt ;
N’est point homme joyeux
Celui qui les membres porte
De ses parents morts
Des bancs jusqu’en terre (les bancs où vivaient les membres de la maison).
5- Pourtant il faut
Que de ma mère la mort
Et de mon père la perte
D’abord je dise,
Et je l’exhale
Du temple des paroles (la bouche),
La charpente de louange (la langue ?)
Que le langage orne de feuilles (éloges).
6-Cruelle me fut la brèche
Que la vague opéra
Dans la baie des parents
De mon père;
Vacante je sais
Et large ouverte
La faille que la mer
Fit en prenant mon fils.
7-Féroce Ran (épouse d’Aegir, dieu des océans)
A fait ravage autour de moi,
Dépourvu suis
De ceux que j’aimai;
La mer a rompu
Les liens de ma race,
Le ferme fil (image renvoyant au filet d’Aegir qui a la réputation d’attirer les marins pour les pendre à ses mailles)
Entre mes mains.
8-Sache, si cette offense
Par l’épée se réglait
Que le brasseur de bière (Aegir dont le brassage de bière est la fonction officielle)
Aurait fini son temps;
Si je pouvais rencontrer
Le frère du tourment de la vague (le tourment de la vague est le vent qui est lui même frère d’Aegir)
je l’irais affronter
Lui et l’épouse d’Aegir (Ran).
9-Pourtant, je n’eusse point
Pensé avoir la force
D’entrer en litige
Avec la meurtrière du fils (Ran),
Car à tout le peuple
Eclate aux yeux le fait :
Le vieux féal (l’homme libre)
Est sans descendance.
10-La mer m’a fait
Grand pillage,
Cruel de dire
La perte des parents,
Depuis que le
Bouclier de ma race (sa descendance)
Sur les chemins de joie (les chemins qui mènent à l’autre monde),
Mort, a disparu.
11-Je le sais bien moi-même
Que dans mon fils
Ne croissait point
Nature de mauvais féal,
Si ce bois de l’écu (le guerrier, son fils)
Avait atteint maturité
Tant que le Goth des armées (le dieu Odin)
Ne l’eût saisi.
12-Il estimait toujours
Ce que disait son père
Quand même tout le peuple
Autre chose eût dit,
Il me soutenait
Plus que nul autre
Et de ma force était
Le plus sûr soutien.
13- Souvent me rappelle
Le souffle
Du géant (le vent)
L’absence de frères (le deuil de ses deux fils)
J’y réfléchis
Quand s’enfle la bataille,
Je scrute alentour
Et pense à ceci :
14-Quel autre féal
Fidèle envers moi
Me protégera
Dans la bataille ?
M’en est souvent besoin
Près des perfides ;
Me faut voler prudent
Si mes amis décroissent ;
15-Bien dur à trouver
Celui que pouvons croire
Parmi le peuple
De la potence d’Elgr (élan, surnom d’Odin) (la potence d’Odin est Yggdrasil le frêne cosmique, axe du monde)
Car il est bon pour Hel (le monde souterrain qui deviendra l’enfer chez les chrétiens)
Qui rejette sa race
En vendant pour des bagues
Le cadavre de son frère.
16-Souvent je trouve
Que qui demande argent
… (strophe mutilée)
17-On dit aussi
Que nul n’obtient
Compensation pour fils
S’il n’en engendre lui-même
Un autre
Qui pour autrui soit
Estimé même homme
Que son frère.
18-Je n’aime plus
La compagnie des hommes,
Quand même chacun
Y maintient la paix ;
Au palais de Bileygr (Odin)
Le fils est arrivé,
L’enfant de ma femme,
Retrouver les siens.
19-Mais le prince
Du moût du malt (la bière ; le prince de la bière est Aegir)
D’un cœur ferme
Contre moi se dresse ;
Je ne puis plus
Maintenir droit
Le char de la raison (la poitrine),
La proue du sol.
20-Depuis que le feu de la fièvre (la maladie)
Haineusement
Ravit mon fils
De ce monde,
Lui dont je sais
Qu’il évita
Prudent, la tare
De l’opprobre.
21-Je me souviens encore
Quand l’ami des Goths (Odin)
Enleva
Dans le monde des dieux
Le frêne de ma race (son fils),
Celui qui crût de moi
Et de la souche parente
De ma femme.
22-J’avais bons rapports
Avec le seigneur à la lance (Odin),
J’étais sans crainte,
Plaçant en lui ma foi,
Avant que l’ami des chars,
Le chef de la victoire (Odin)
N’eût déchiré
Notre amitié.
23- Aussi je ne sacrifie point
Au frère de Vili (Odin)
Au seigneur des dieux
De bon cœur,
Bien que l’ami de Mimir (Odin)
N’ai fait en compensation
De mon malheur un don (la poésie et l’éloquence, attributs d’Odin)
Que je tiens le meilleur.
24-Il m’a doté d’un art
L’ennemi du Loup, (Odin)
L’habitué au combat,
Dépourvu de défaut
Et de cette nature
Qui me fit obliger
Mes ennemis à dévoiler
Leurs supercheries. (la sagacité, un des dons du dieu Odin)
25-A présent tout m’est dur :
La sœur de Njörvi, (la nuit)
Ennemi du Double, (Odin)
Sur le cap se tient ; (pour attendre les morts)
Serai pourtant joyeux,
De bon vouloir,
Et sans crainte
Mort attendrai.