Les kenningar et le chant
Les strophes à contenu magique ou religieux retrouvées en Europe à l’époque de l’apogée des kenningar révèlent leur usage de manière embryonaire. La force de conjuration magique que revêtaient les sons de la langue pouvait facilement mener à relier entre elles des syllabes qui rimaient, comme cela se voit effectivement dans les charmes qui ont été conservés. Si nous pouvons en outre admettre que l’hymne adressé aux dieux était chanté, on comprend très bien que le nombre des syllabes et des vers ait été fixé par une règle. On peut en revanche difficilement objecter que la libre répartition des syllabes accentuées et inaccentuées ne puisse pas s’accorder avec une mélodie, parce que nous ne pouvons pas nous faire une idée de ce que pouvait être le chant chez les anciens germains.
L’emploi des kenningar pourrait aussi indiquer une origine provenant du chant rituel réservé au culte. Il est habituel dans la poésie hymnique, que les dieux soient invoqués par différents noms célébrant leurs actions. Nous lisons dans une strophe dédiée au dieu Thor : « Tu as démembré Kjallandi, tu as tué Lut et Leidi, tu as répandu le sang de Buseyra. » Ce qui est dit ici sous la forme d’une sorte de litanie faite de courtes phrases aurait aussi bien pu être résumée en épithètes décoratifs, à l’exemple des kenningar qui nous sont transmis, telles que « fendeur du crâne de Hrungni », « anéantisseur des géants », ou ennemi « du serpent cosmique ».Il est frappant que la langue scaldique emploie si volontiers des noms de dieux dans ses périphrases poétiques. Un guerrier est appelé « Balder du bouclier » ou « de l’armure », « Freyr du combat » ou « de l’épée », « Gaut du fer » ou du « casque ». L’empiètement sur le domaine divin se comprend mieux si la technique du kenning s’est élaborée dans la poésie réservée au culte. Nous ne pouvons que nous étonner d’apprendre que les fils de paysans islandais ou les têtes brûlées qui figuraient dans la truste guerrière aient pu prendre plaisir à une telle poésie.