Thèse de Jorge Luis Borges
Jorge Luis Borges consacra un chapitre entier aux kenningar dans Histoire de l’Eternité. Admiratif de cet art oratoire, il en dénigra pourtant le style dans son analyse. Pour lui les kenningar relevaient du sophisme et de l’exercice trompeur et languissant (dixit). Sans doute moins cultivé dans le domaine du paganisme européen, il ne cerna pas toute l’ampleur du savoir propre à l’expression des kenningar. Il émit néanmoins une explication probable de leur origine.
Voici un extrait tiré de du chapitre en question où il élabore sa thèse : » D’autres plaidoyers sont possibles. L’un deux est immédiat : ces mentions inexactes étaient étudiées dans les listes par les apprentis scaldes (poètes islandais), mais elles n’étaient pas proposées à l’auditoire de cette manière schématique : elles prenaient place dans le tumulte des vers. Nous ignorons les lois de cet art. Nous ne soupçonnons pas les inévitables critiques qu’un amateur de kenningar opposerait à une bonne métaphore de Lugones (poète et romancier du début du XXème siècle). C’est à peine si quelques mots nous restent. Impossible de savoir avec quelle inflexion de voix ils étaient prononcés, par quels visages personnels comme une mélodie, avec quelle admirable décision ou modestie. Il est certain en tous cas, qu’un beau jour, elles remplirent leur fonction de stupéfier et que leur gigantesque impropriété enchanta les rouges gaillards des déserts volcaniques et des fjords, à l’instar de leur bière profonde et des duels d’étalons. Il n’est pas impossible qu’une mystérieuse gaieté soit à leur origine. Leur grossièreté elle-même – « poissons de bataille » : « épées » – peut correspondre à un très vieil humour, à des plaisanteries de soudards hyperboréens. Ainsi dans la métaphore sauvage que je viens de rappeler, les guerriers et la bataille se dessinent sur un fond invisible où des épées organiques s’agitent, mordent et haïssent… »
Traduction Jean-Pierre Bernès, éditions Gallimard 1993.

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