Introduction
Beowulf (prononcez béowoulf) est le plus ancien des longs poèmes (il a 3 182 vers) qui nous sont parvenus écrits en vernaculaire européen, c’est-à-dire en langue autre que le latin : ici l’anglais d’avant la conquête normande de 1066, le vieil-anglais, ou anglo-saxon. Le poème représente un dixième de notre corpus de poésie vieil-anglaise.
Son unique manuscrit date de l’an mil, mais le poème ou une version du poème peut avoir été composé plusieurs siècles auparavant. Son titre, donné par les éditeurs modernes, est le nom de son héros, qui aurait vécu au VI e siècle. Des hypothèses aussi nombreuses que savantes, s’appuyant sur des indices linguistiques, historiques, archéologiques ont proposé diverses dates de composition, allant du VIIe au XIe siècle. Le nombre et la vraisemblance des hypothèses montrent, semble-t-il, que notre version est l’aboutissement d’une longue tradition qui a pu ajouter quelques détails d’actualité et donner à l’ensemble une patine uniformisante. C’est pourquoi je le fais remonter au Haut Moyen-Age.
Le héros Beowulf acquiert de nos jours une notoriété de personnage mythique, du moins aux Etats-Unis. Une centaine de sites sur internet le concernent en grande majorité américains. Il est le héros de romans, de livres d’enfants, de bandes dessinées, de films, de pièces de théâtre, d’opéras, de récitals. Les britanniques sont plus réticents. Pour eux Beowulf reste avant tout le protagoniste d’un chef-d’oeuvre littéraire, remis en honneur par une conférence du professeur J.R.R. Tolkien, le futur auteur du Seigneur des Anneaux en 1936 et par la traduction, plusieurs fois couronnée, du poète Seamus Heaney (1999). En France, malgré certains efforts, il reste peu ou mal connu.
On comprend l’attrait du héros, superman luttant contre des êtres du Mal : contre un ogre, puis contre l’ogresse sa mère, enfin contre un dragon. Il y a progression dans la difficulté des combats : d’abord à mains nues, sur terre, puis bien armé, sous les eaux enfin le héros doit affronter un dragon de feu et dans les airs, et il périra à la fois vainqueur et victime.
Analyse du poème
Les trois premiers vers constituent l’ouverture indiquant le genre littéraire du poème. Celui-ci exalte la gloire au combat de grands chefs dans les temps anciens. Le poème appartient donc au genre de la poésie héroïque.
La lutte contre l’ogre Grendel
Les Danois ont connu la prospérité sous le règne de Scyld (prononcez child), vers 4-25. Le poème décrit les funérailles grandioses de Scyld : son corps est déposé dans un bateau-tombeau, lancé sur la mer, 26-52. Ses descendants ne déchoient pas. Le roi Hrothgar (rossgar) a bâti un palais altier, symbole de sa puissance (à Lejre ?), 53-85. La joie qui s’y déploie excite l’envie d’un ogre, nommé Grendel (gren’deul), 86-114. Chaque nuit pendant douze Années (147) Grendel vient se repaître, 115-188. Hrothgar est trop vieux pour résister, 189-195.
Le jeune prince Beowulf un Gaut (un habitant du sud de la Suède actuelle), apprend les malheurs du vieux roi, franchit la mer (le Cattégat), 194-228 (scène stéréotypée, en anglais typescene, de la traversée, 210-224 , cf. 1896-1913). Le petit groupe, de quinze hommes (207), est successivement interrogé par le gardien des côtes 229-319, le héraut du roi. Wulfgar (320-370), puis son » parleur « , Hunferth (oun’feurs’) qui évoque la compétition en mer du jeune Beowulf avec Breca (bréca), 499- 606. Entretemps le roi Hrothgar donne quelques informations sur Beowulf, 371-389, 456-472. Un festin scelle l’accueil de Beowulf chez les Danois Scyldingiens, 611-661.
Beowulf, vigilant, attend l’ogre, qu’il décide d’affronter à armes égales, c’est-à-dire à mains nues, 662-701. (D’ailleurs, les lames de facture humaine ne peuvent entamer le cuir des ogres, cf, 791-805, 1519-1528). Le gigantesque Grendel arrive, dévore un Gaut, 702-745, mais, quand il s’attaque à Beowulf, il trouve un adversaire plus fort que lui et, surtout prêt à la résistance, 745-805, Grendel réussit à fuir, mais il est blessé à mort. Beowulf lui ayant arraché un bras, 805-824.
On célèbre la victoire de Beowulf. Les cavaliers de Hrothgar improvisent une course de chevaux (853-867) et composent un poème de louange, reprenant la victoire de Sigemund sur un dragon 867-915. Lors du festin au palais, le roi Hrothgar remercie Beowulf et le récompense richement, 916-1250. Le poète officiel chante un poème sur le massacre au palais de Finn le Frison, le mariage de Finn avec une Danoise, Hildeburh, n’ayant pas réussi à réconcilier les deux peuples, 1063-1162. (Ce récit d’un massacre peut sembler incongru parmi les réjouissances fêtant une victoire mais il intéresse l’histoire danoise et illustre l’un des thèmes du poème : l’inefficacité des mariages diplomatiques. Ce thème tient peut-être à une actualité contemporaine ; il explique, en tout cas, que Beowulf n’épouse pas la fille du roi qu’il vient de secourir. cf. 2024-2078.)
La lutte contre l’ogresse, mère de Grendel
Un autre monstre la mère de Grendel, venge la mort de celui-ci en emportant le meilleur compagnon de Hrothgar, 1251-1344. Le roi et Beowulf partent sur les traces sanglantes de la meurtrière, qui les conduisent à une sinistre lagune, repaire des monstres 1345-1472 (Descriptions de ce paysage maudit : 1345-1375, 1408- 1417). Beowulf prend soin de revenir avec une armure qui le protégera contre les monstres aquatiques, 1441-1472 (à scène stéréotypée > de l’armement du héros). Beowulf affronte le monstre femelle dans son repaire, au sec, sous les eaux, 1473-1517. Sur le point de succomber, l’arme prêtée par Hunferth se révélant inefficace, Beowulf doit son salut à une épée de géant qu’il arrache à la panoplie de l’ogresse, 1518-1569. Il complète sa victoire en décapitant le cadavre de Grendel ; il rapporte la tête au palais de Hrothgar, 1570-1650. Nouvelle célébration au palais de Hrothgar, 1651-1816. Hrothgar adresse à Beowulf un discours de science morale et politique, évoquant l’histoire du mauvais roi danois Heremod, 1698-1784. Le roi souhaiterait adopter Beowulf mais celui-ci tient à retourner auprès de son suzerain, le roi gaut Hygelac (hij’lak), 1817-1887.
Beowulf retraverse la mer, 1888-1913. En décrivant la conduite de l’épouse du roi Hygelac, le poète rappelle l’histoire de celle du roi Offa, 1925-1962 (peut-être en hommage à son descendant Offa, roi des Merciens de 757 à 796). Beowulf raconte à Hygelac ses exploits chez les Danois, 1983-2143, et à propos du mariage projeté de la fille de Hrothgar, Freawaru, avec le Heathobard Ingeld, il évoque (en anticipant) l’échec de la réconciliation entre Heathobards et les danois, 2024-2078. Beowulf remet à son suzerain Hygelac les récompenses que lui a données Hrothgar, Hygelac en retour l’associe au gouvernement du royaume gaut, 2144-2199.
La lutte contre le dragon, mort et funérailles du héros
Longtemps après un règne de cinquante ans (2219) – Beowulf voit son pays et son propre palais ravagés par un dragon, 2200-2335. Le dragon dormait sur un trésor déposé dans un caveau par le dernier survivant d’une brillante civilisation, 2232-2270 (chant de cet ultime héritier, 2247-2266.) Le dragon a été mis en fureur par le vol d’une coupe du trésor, 2215-2220; 2287-2302.
Beowulf se fait fabriquer des armes spéciales pour résister au feu, 2333-2354, et, guidé par le voleur, va défier le dragon tapi dans son caveau. Son équipe, lui compris, compte douze hommes, 2401, mais c’est seul que le héros veut exercer son courage, 2510-2537.
Le vieux roi récapitule sa vie : son éducation à la cour du roi Hrethel 2425-2443 : la mort accidentelle du fils aîné du roi tué par le cadet Haetheyn. 2425-2443 – à ce propos Beowulf évoque le chagrin d’un père dont le fils pend au gibet. 2444-2459 : la guerre avec les Suédois, où Haethcyn perd la vie, 2479-2489 ; le règne et la mort d’Hygelac, 2490-2508.
Le vieux Beowulf a perdu de sa force et il ne tue le dragon qu’au troisième assaut et avec l’aide du jeune Wiglaf (ouiy’lef), 2535-2721. Atteint d’une blessure empoisonnée, Beowulf meurt à la fois victime et vainqueur. Avant de mourir il ordonne l’édification de son bûcher et mémorial, 2802-2808, et il fait de Wiglaf son héritier, 2809-2816.
Wiglaf reproche aux compagnons de n’avoir pas secouru Beowulf, 2821-2891. Il envoie un messager annoncer la mort de Beowulf ; le messager prévoit en réaction des offensives des Suédois et des Francs, 2892- 2945. Le trésor du dragon sera enfoui dans le tumulus de Beowulf. Le poème s’achève comme il avait débuté, par la description de funérailles, 3137-3182. Celles de Scyld étaient sur l’eau, celles de Beowulf sont sur terre et par le feu ; néanmoins, selon la volonté de Beowulf, son haut mémorial servira d’amer aux marins, 3159-3160 cf 2804 – 2808.
En clôture du poème, les deux derniers vers, octosyllabes comme les deux premiers en ouverture, martèlent la rime des superlatifs, l’adjectif final, le troisième exprimant le caractère héroïque du roi et du poème. Et, procédé tout aussi remarquable, le poème engendre le poème puisque les douze (3170) nobles cavaliers qui font le tour du tombeau exaltent leur roi défunt en racontant ses hauts faits.
Le poème associe des caractéristiques contrastées. Il est écrit en anglais mais sa matière est scandinave. Il se présente comme un document historique et les premiers commentateurs, Humfrey Wanley en 1705, Grimur Jonsson Thorkelin en 1815, le prirent pour une histoire des rois danois, mais il relate des aventures fabuleuses et il suit le schéma de contes folkloriques – ici cependant le jeune libérateur n’épouse pas la fille du vieux roi. Les combats sont au nombre de trois, et de plus en plus difficiles.
C’est un poème chrétien décrivant une société païenne, se gardant de la moindre allusion au Christ ou à l’église.
Les données historiques sont tenues puisqu’elles se réduisent au personnage d’Hygelac, oncle et roi de Beowulf. La mort d’Hygelac lors de son raid malheureux à l’embouchure du Rhin, vers 520/330, est attestée par les Libri historiarum X (III, 3) de Grégoire de Tours, mort en 594, le Liber Historiae Francorum (chapitre 19) écrit vers 727, et le Liber monstrorum (1, 2) du VIIIe siècle.
Les autres Personnages sont inconnus ou presque.
Certains noms apparaissent dans le poème-catalogue vieil-anglais de Wid-sith » Le grand-voyageur » du Livre d’Exeter (codex de la seconde moitié du Xe siècle, rassemblant des poèmes très anciens), ou bien figurent dans des contextes très différents, dans les récits scandinaves du XIIIe siècle des historiens Saxo Grammaticus, Snorri Sturluson. La bataille au sec sous les eaux se retrouve dans la saga de Grettir (début du XIVe siècle).
Beowulf est du peuple des Geatas dans le texte original de note poème, Gautar, en vieux scandinave (moderne Götar), occupant le sud-ouest de la Suède actuelle. Mais à l’époque de Beowulf au VIe siècle, Geatas au sud des grands lacs Vänern et Vättern et Suédois, au nord, se faisaient la guerre. Le titre actuel du roi de Suède fait encore la distinction : rex Sveorum Gothorumque. Geatas signifie donc » Gauts « .
Les témoignages archéologiques, eux, confirment les descriptions du poème
Les tertres funéraires de Sutton Hoo, près de Woodbridge, à 130 kilomètres au nord-est de Londres, ont livré, entre autres, un bateau-tombeau (ou cénotaphe) rempli d’objets précieux , armes de Suède, petite harpe, coupes et plats, certains d’art byzantin (cl. 36-48) : il date du début du VIIe siècle. Il pourrait être le monument funéraire du puissant roi Raedwald à religion syncrétiste.
De la même date, la reconstitution du plan du complexe de Yeavering, au nord de l’Angleterre, montre un vaste édifice, entouré de pavillons plus petits. Tel est le palais de Hrothgar entouré de pavillons où se retirent le roi et la reine, et leur hôte Beowulf. Les constructions sont de bois et donc souvent la proie d’incendies. Toutefois le caveau, où le dernier héritier d’une civilisation passée (romaine) enterre son héritage et où se tapit le dragon, est de pierre.
L’archéologie a retrouvé, en Angleterre et en Scandinavie, des casques, des épées, des boucliers des cottes de maille conformes aux descriptions du poème. Et les bateaux du poème à la forme élancée , à la proue curviligne et au si faible tirant d’eau qu’on hale le navire sur la grève, sont semblables aux bateaux trouvés en Norvège et au Danemark.
L’ unique manuscrit
L’unique manuscrit du poème se trouve aujourd’hui à Londres, à la British Library, sous la cote Cotton Vitellius A.xv. Sir Robert Bruce Cotton (1571-1631, un peu plus jeune que Shakespeare) fut un parlementaire hostile au pouvoir absolu des rois et un grand collectionneur de manuscrits. Un buste de l’empereur romain Vitellius (68-69) surmontait l’une des quatorze armoires de Cotton. Le codex contenant notre poème reposait sur la plus élevée (A) des six étagères de cette armoire, à la quinzième place.
Un incendie a ravagé la bibliothèque Cotton en 1731. Le feu a endommagé les marges extérieures du Cotton Vitellius A.xv. Le Vitellius A.xv comporte en fait deux codex différents. Le second, qui contient Beowulf est commodémment appelé le Codex Nowell, du nom de Laurence Nowell, érudit et voyageur du XVIè siècle, qui inscrivit son nom au recto du premier feuillet.
Le Codex Nowell mesure environ 20 cm de haut et 13 de large, une taille inférieure à celle d’autres manuscrits vieil-anglais, notamment de poésie, mais supérieure à celle du manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland (17 x 12 cm – XIIe siècle). La foliotation varie selon les bibliothécaires et les éditeurs. J’adopte celle de 1884, retenue par Dobbie et Malone (Zupitza, Klaeber et Kiernan suivent celle de Planta, de la fin du XVIIIe siècle). Les paléographes datent l’écriture des environs de l’an mil.
Le Codex Nowell ne comprend que des textes en vieil- anglais. En prose : le dernier tiers d’une Passion de saint Christophe, les Merveilles de l’ Orient la lettre d’Alexandre à Aristote sur ses découvertes en Asie. En vers : notre poème de Beowulf et un poème incomplet sur Judith. Les cahiers occupés par Beowulf forment un ensemble qui a pu être réuni tardivement a un texte en prose ; et Judith a pu rejoindre Beowulf à cause de leur identité d’écriture. Textes en prose et textes en vers racontent tous des rencontres avec des êtres extraordinaires : saint Christophe et Holopherne sont gigantesques, fauves et humains bizarres peuplent l’Asie d’Alexandre et des Merveilles. Beowulf affronte ogres gigantesques et dragon.
L’écriture révèle que deux scribes ont copié notre poème. Le premier s’arrête en pleine phrase, juste avant la quatrième ligne du folio 175 verso, coupant en deux l’hémistiche d’arrière du vers 1939, soit aux trois cinquièmes environ des 3 182 vers du poème.
Les poèmes Vieil-anglais sont écrits en lignes continues comme les textes en prose, parfois peut-être ponctués davantage. Seule une interprétation interne peut restituer les vers.
L’ensemble des 3 182 vers des éditions modernes de Beowulf est divisé, dans le manuscrit en 44 sections, signalées par un numéro en chiffres romains, un début de section en majuscules, une ponctuation forte à la fin de la section précédente. Le numéro des premières sections est noté à la fin de la section concernée. Ces sections rebutent des séances de travail à un certain stade de la transmission. Leur fin anticipe souvent le contenu de la section suivante. Leur début correspond souvent à un un « je répète et j’enchaîne » ; ou bien la fin de la section coïncide avec celle d’une tirade ou forme clôture, terminant une étape narrative, énonçant un constat moral. Les erreurs, pour la plupart corrigées par un autre scribe montrent que nos deux scribes recopiaient un modèle, lui-même peut-être copie de copie.
Langue
Le poème est écrit dans le dialecte west-saxon tardif des Xe-XIe siècles devenu la norme pour l’immense majorité des manuscrits qui ont survécu jusqu’à nous, avec quelques touches merciennes, preuves d’ancienneté ou de souci archaïsant.
Les scribes jouissent de latitudes que bannira l’imprimerie. On trouve 40 occurrences de la graphie Beowulf, avec eo west-saxon, et 14 de Biowulf avec io d’autres dialectes. Le premier Scribe écrit toujours Beowulf le second presque toujours Biowulf (14 occurrences contre 3 avec eo). Cependant Judith, écrit par ce même second scribe, ne contient aucun io.
A l’origine la poésie vieil-anglaise était de composition orale, probablement accompagnée ponctuellement ou continument à la petite harpe. Le chapitre de Bède sur le premier poète chrétien anglo-saxon, Caedmon, documente cette oralité (Historia ecclesiastica gentis Anglorum, IV 22e paragraphe 1-4). L’oralité associe deux tendances opposées : l’une d’autonomie des groupes syntaxiques (nom + épithète – adjectif ou génitif ; verbe et son complément), l’autre de liaison (emploi d’adverbes, de conjonctions).
Poétique
Toute poétique ne fait qu’accentuer des traits spécifiques du matériau linguistique. L’autonomie des syntagmes explique le rôle fondamental de l’hémistiche. Le souci de liaison privilégie la répétition de l’attaque des syllabes initiales fortement accentuées : cette répétition ou » allitération » forme le vers en unissant l’hémistiche antérieur et l’hémistiche d’arrière.
Hwaer ! We Gar-Dena in gear-dagum » Donc – nous allons dire des Danois-à-la-lance aux jours d’autrefois « . Ce premier vers de Beowulf relie ses hémistiches par l’allitération en /g/, phonème ici réalisa par deux allophones (g) et (j). Le dernier sommet accentuel du vers.
Dag-, allitère avec Dena, mais cette allitération n’est pas fonctionnelle. L’absence d’allitération fonctionnelle sur le dernier sommet accentuel marque en effet obligatoirement une fin de vers.
La métrique adoptée par la plupart des commentateurs d’aujourd’hui est celle de Sievers (1885 et 1893), distinguant cinq types d’ hémistiche d’après l’alternance des syllabes différemment accentuées.
Dès les premiers hémistiches du poème, au v. 1 cité ci-dessus, les difficultés surgissent : nous trouvons des tournures qui ne correspondent à aucun des cinq types !
Modules formulaires
La technique originellement orale de la poétique vieil- anglaise explique l’usage de modules de composition : formules, motifs, scènes stéréotypées.
Une focale est une matrice à trois composantes : sémantique, grammaticale et métrique (allitération et volume). Pour dire « dans le passé » le poème dispose du syntagme mots grammaticaux d’ accentuation mineure – composé fortement accentué : dans cet exemple le segment d’accentuation mineure est nécessaire au volume minimal de l’hémistiche. On trouve dans Beowulf : une variante par commutation du premier élément du composé change l’allitération : les formules peuvent aussi être variées par permutation.
Un motif est constitué de formules. Il peut être rhétorique ou thématique. “Thaet waes god cyning” est une formule de clôture en second hémistiche (11. 863. 2390.) Un motif rhétorique récurrent est celui de l’insertion de tirade, les guillemets n’existant pas. Le motif peut s’augmenter de la gestuelle qui accompagne le discours (235-236).
Le motif des » bêtes de carnage » – aigle, corbeau, loup – signalant une bataille est un motif thématique fréquent en poésie vieil-anglaise tel dans la bordure supérieure de la Tapisserie de Bayeux mais n’apparaît qu’une seule fois dans Beowulf, 3024-3027. Le motif des armes énumère les armes offensives (épée, lance) et défensives (casque, tunique, bouclier). Ce motif principal appelle des motifs secondaires louant la qualité, l’éclat, la décoration.
L’ancienne des armes
Le motif du froid est associé à la mort et à au chagrin : bateau-tombeau de Scyld (33) lamentation (129) matin tragique (3022 ).
Une scène stéréotypée comprend une séquence de motifs, dont l’ordre et le nombre peuvent varier. Le festin est une scène décrite six fois dans Beowulf dans la partie concernant les ogres, et notre poème fut vraisemblablement lui-même récité (ou composé pour être récité) lors de festins. Quatre festins prennent place dans le récit, dont deux sont à nouveau décrits par Beowulf : 491-661 (repris par Beowulf 2009-2069). 991-1250 (repris 2101-2117) 1 785-1 793, 1975-2199. La séquence des motifs correspond aux étapes d’un banquet réel : on prépare la salle ; les nobles guerriers s’installent ; la boisson est d’abord offerte par un compagnon du roi, puis par la reine ou une princesse (rite de concorde), enfin par des échansons : les récompenses sont distribuées par le roi et la reine : des poèmes sont chantés par le poète officiel (scop, prononcez chôp) ou par le roi ou ses compagnons : les guerriers racontent ou promettent : roi et reine se retirent. Il n’y a aucune mention de nourriture solide – pour mieux opposer le cannibalisme des ogres ? On trouve une même suite de motifs dans les autres scènes stéréotypées : traversée maritime (205-228. 1888- 1921), bûcher funèbre (de Hnaef 1107-1124, de Beowulf 3137-3155), etc.
Il ne faudrait pas réduire le poème à un assemblage systématique de formules, motifs et scènes stéréotypées. Les éléments traditionnels sont utilisés par le poète là où il les juge opportuns. Le poète reste libre d’inventer hémistiches et développements à condition qu’ils répondent au moule traditionnel.
On trouve dans le poème plusieurs allusions à l’art de la composition orale. L’éloge de Beowuf après sa victoire sur l’ogre est composé oralement, spontanément, mais le cavalier-poète reprend d’abord le récit traditionnel de Sigemund vainqueur d’un dragon pour pouvoir inventer le récit de l’aventure nouvelle de Beowulf (853-897) – et c’est en même temps une habile anticipation du dénouement du poème. Ce sont encore de nobles cavaliers qui, autour du bûcher funèbre, rappellent la gloire de Beowulf. Les derniers vers du poème engendrent le poème, formant, fermant ainsi le cercle de l’acte poétique. La poésie anglaise offre un vocabulaire qui lui est propre.
On trouve dans notre poème bearn » enfant » et non pas cild (moderne child), frignan » demander » , et non pas ascian (ask). La plupart des lexèmes propres à la poésie sont archaïques et appartiennent au domaine » héroïque » : les guerriers et leurs armes, la mer.
Certains termes sont employés métaphoriquement : le roi est helm « casque et panache » de son peuple.
L’allitération multiplie les composés. Le second élément, tête grammaticale et lexicale du composé, demeure stable, mais le premier varie suivant les besoins de l’allitération (en f : fyrn-dagum, en g : gear-dagum) et du contexte : voir » Danois » dans le répertoire des noms propres.
Il est difficile d’apprécier la part d’invention du poète de Beowulf, notre corpus de poésie vieil-anglaise ne représentant que la petite partie survivante de cette poésie mais son génie créatif paraît évident.
Il convient de signaler le procédé stylistique de la variation, c’est-à-dire de la répétition d’une unité sémantique sous différentes formes lexicales dans une même proposition (34-35). La frontière entre énumération et variation est ténue, ainsi dans la description des sentiers menant au repaire des monstres (1408-1411).
Notons encore l’ambivalence syntaxique. Deux génitifs se suivent dans les deux premiers vers : « des Danois-à-la-lance » et « de rois souverains » : le premier dépend-il du second, ou s’agit-il de « variation » ? Les hémistiches de 259 sont-ils une « variation » de 258 ou une nouvelle proposition ? Beowulf est un poème héroïque, précisément défini dans les trois premiers vers de son ouverture. Il a pour thème la gloire, la gloire au combat, de princes puissants, aux jours d’autrefois.
Cependant, ce poème héroïque a une autre finalité. C’est un miroir de prince. Il donne en modèle Beowulf comme Fénelon plus tard imaginera son Télémaque. Jeune, Beowulf est fidèle à son suzerain/souverain Hygelac. Il refuse l’offre d’adoption du roi danois et proclame qu’il ne s’est battu que pour la gloire de son roi. Il remet à Hygelac les récompenses qu’il a reçues des souverains danois. Il venge la mort d’Hygelac en tuant son meurtrier et en sauvant les armures précieuses. A la mort du roi Hrethel il s’efface devant l’héritier légitime et se contente d’aider le jeune roi. A la mort de celui-ci Beowulf accède enfin à la royauté. Après avoir longtemps régné avec bonheur il prend les armes, bien que vieux, contre la furie d’un dragon qui dévaste son royaume. Il mourra glorieusement.
Dans son examen de conscience avant ce dernier combat (2729-2743). Beowulf trace le portrait du roi idéal. Beowulf est doté de vertus chrétiennes, mais il n’est pas chrétien. Il commande que son cadavre soit brûlé, or l’église a condamné l’incinération jusqu’au XXe siècle.
La société Scandinave de Beowulf n’est pas encore évangélisée (175-178). Le poème montre comment un païen peut pratiquer des vertus chrétiennes. Il répond ainsi à la question d’Alcuin reprochant en 797 à un évêque d’ écouter avec plaisir l’histoire de païens : » Qu’a à faire le Christ avec Ingeld ? » (Monumenta Germaniae Historica, Epistolae IV, n° 124). Contrairement à Alcuin, notre poète évoque un prince païen à la conduite chrétienne. J’aime imaginer que le très chrétien roi anglo-saxon Alfred le Grand mit au programme des fêtes célébrant le baptême de son adversaire scandinave Guthrum, en juin 878, la récitation d’une version de Beowulf.
Le plaisir à lire ou écouter (ou traduire) Beowulf se mérite. On doit déchiffrer l’entrelacement des mots et des faits, l’entrelacs des allitérations, répétitions, échos, le jeu des allusions, réflexions, anticipations, retours en arrière. Le temps du récit est multiple. Les voix se mêlent, celle du narrateur chrétien et celle de ses personnages. Et pourtant la ligne de crête des hémistiches se dresse aussi nettement que dans les vers de Verhaeren ou de Valéry. Il est impossible de transposer intacte en français, où les mots s’accentuent légèrement en finale, la poésie allitérante germanique, fondée sur l’énergie d’accent frappant la syllabe initiale des radicaux.
Merci à André Crépin pour sa traduction et la qualité de sa restitution. Lettres gothiques. Le Livre de poche.